Expédition en canot au Québec
Immergée à mi-cuisses dans la rivière Dumoine, je tiens solidement l’avant du canot par une corde. Devant, c’est le troisième rapide (un C3) des Red Pine Rapids, une jolie petite succession de cinq rapides redoutables. Pour ma toute première cordelle, je suis gâtée: le paysage est grandiose, le ciel est pur et l’eau, pas trop fraîche. Mais je n’ai d’yeux que pour les eaux bouillonnantes dans lesquelles je dois me frayer un chemin en restant maître du convoi. Je sens mon pouls accélérer au rythme des remous furieux. Je suis au diapason de la rivière. S’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurais opté pour le portage, un petit portage de quelques centaines de mètres en plein bois sur terrain relativement plat. Mais mon partenaire d’expédition a dit: «Cordelle», alors on cordelle.
Sur le canot, le boss, c’est lui. Normal: Jasmin Ouellet est un pro. Rien qu’à l’entendre décrire chaque passage délicat, on se sent tout de suite rassuré. Là où le commun des mortels ne voit que bouillons et remous, Jasmin, lui, voit le tracé d’une veine, des obstacles immergés, une profusion d’informations contenues dans quelques milliers de mètres cubes d’eau douce. Ce jeune Témiscamien a guidé en rafting durant des années, notamment sur la Rouge, et connaît bien la Dumoine. Alors quand il me dit: «Cordelle», moi, j’exécute.
Et au final, je l’avoue: la cordelle, c’est bien mieux que le portage.
L’ÉQUILIBRE DU TOUT
Durant cette expédition de cinq jours en canot, organisée par Tourisme Abitibi-Témiscamingue et la Société de développement du Témiscamingue et le producteur Algonquin Canoe Company, les plats succèdent aux rapides. Pendant les sections plus calmes, j’aime bien regarder la surface plane de l’eau que j’interromps en y plongeant ma pagaie. Aussitôt, une minuscule spirale se forme tout près de la pale, entraînant avec elle un courant d’eau plus soutenu et l’envol immédiat de dizaines d’insectes aquatiques en quête de nourriture. Dès que je m’abstiens de ramer pendant plus de trois secondes, c’est toute la vie lacustre qui revient à la charge, puissante et entêtée. Je jette un regard en profondeur dans la Dumoine; la limpidité de ses eaux m’offre le spectacle saisissant de ses grosses truites gobant les insectes de surface en créant un léger remous sur l’eau.
Au même moment, j’aperçois deux pêcheurs, clients d’une petite pourvoirie locale, au loin sur une barque. L’un d’eux remonte sa prise qui se libère aussitôt de son hameçon, aussitôt récupérée à la volée dans l’épuisette du second pêcheur. Alors prend forme peu à peu, dans mes pensées vagabondes, une petite spirale mentale où je vois tous les éléments de la Dumoine dessiner une courbe harmonieuse: la rivière nourrit le moustique, qui nourrit le poisson, qui nourrit le pêcheur… Le canoteur surfe sur la vague de cette spirale où chacun joue un rôle, sans que jamais soit compromis l’équilibre précaire du tout. Je pense à tout ce qui menace l’équilibre de la Dumoine et de son bassin versant, à long terme: territoires environnants soumis aux contrats d’aménagement forestier, prospections minières qui grugent du terrain et se rapprochent inexorablement, vagues ambitions hydroélectriques pour transformer les rapides de cette rivière tumultueuse en argent sonnant et trébuchant.
Une rivière sauvage au Québec
L’une des dernières rivières sauvages du sud du Québec et son territoire de forêt boréale non fragmentée n’ont pas fini d’attiser la concupiscence des profiteurs…
Tout cela, au final, pourrait bien menacer l’équilibre du tout.